Les Faux monnayeurs est un roman d’André Gide publié en 1925. Deux ans plus tard, le Journal des Faux monnayeurs est à son tour publié. L’oeuvre de Gide aborde de nombreux thèmes et nous nous intéresserons plus particulièrement à celui de la politique. En effet, dans cette période d’entre-deux guerres, le clivage entre les partis politiques n’a fait que s’accentuer. On peut alors se demander comment la politique est représentée dans ces œuvres. Dans un premier temps nous évoquerons le multipartisme relatif à cette époque, puis nous évoquerons la place de l’individu dans la société et enfin nous décrirons le mode d’opération employé par Gide pour intégrer la politique dans son roman pur.
Pendant cette période, la politique française est représentée à travers trois grandes familles, que Gide évoque dans son journal à la page 27 : « Les trois positions : socialiste, nationaliste, chrétienne ». Le socialisme (doctrine politique et économique qui vise, à l’inverse du modèle libéral, à réformer le système de propriété privée des moyens de production et d’échange et à l’appropriation de ceux-ci par la collectivité) est défendu par le groupe des Argonautes, un groupe qui compte pour membre Passavant et qui est présenté entre les pages 315 et 316 du roman. Le nationalisme (théorie politique qui affirme la prédominance de l’intérêt national par rapport aux intérêts des classes et des groupes qui constituent la nation ou par rapport aux autres nations de la communauté internationale) a, dans le roman, Barrès comme figure de proue. La démocratie chrétienne (courant de pensée politique et religieuse qui prône les valeurs véhiculées par l’Église, qui place l’homme au centre des préoccupations et considère que l’État doit conserver un pouvoir d’intervention dans la société, notamment dans l’économie) est quant à elle évoquée par l’intermédiaire de Maurras.
Ce multipartisme s’est enraciné dans la société française suite à la guerre. En effet, elle a eu pour effet de renforcer les positions des différents groupes dans l’échiquier politique français. Dans son Journal, Gide parle de cette prise de position dans sa production du 30 juillet (page 27) : « chacun trouvant dans la guerre un argument, et ressortant de l’épreuve un peu plus enfoncé dans son sens » et aux pages 27/28 « chacune [les positions] instruite et fortifiée par l’évènement. »
Dans le roman des Faux monnayeurs Gide approfondit ce thème de l’enracinement des partis politiques dans l’esprit des Français en nous faisant réfléchir sur la place que peut occuper l’individu dans le groupe, et le risque pour lui de devoir nier sa singularité pour se fondre dans la communauté. On a le cas d’Olivier qui embrasse l’idéologie socialiste défendue par Passavant, mais sans réellement partager ces valeurs. Son opinion va se confondre avec celle de Passavant notamment entre les pages 284 et 288 (lors de sa discussion avec Bernard à la sortie de son épreuve de Bac), où il défendra que “la vérité , c’est l’apparence , que le mystère c’est la forme, et que ce que l’homme a de plus profond c’est sa peau”. Une phrase qui ne reflète pas son opinion comme nous l’enseignent les expressions suivantes : “Cette dernière phrase , Olivier la tenait de Passavant”(p.285), “Olivier ne tenait pas particulièrement à ce qu’il venait d’exprimer tout à l’heure” (p.287). Une absence de conviction et d’opinion propre que Bernard regrette et dénonce: “Eussent-elles étaient authentiquement les idées d’Olivier […] ; mais il sentait quelqu’un de caché derrière [Passavant]).
Bernard va élargir ce problème d’assimilation de la pensée à un problème sociétal, un enjeu qui touche le peuple français dans son entièreté et qui nuit à la politique du pays. Page 285 “Avec de pareilles idées, on empoisonne la France”. Il oppose “l’esprit d’insouciance” (p.286) arboré par Olivier à “l’esprit français” qu’il présente comme “un esprit d’examen, de logique” : en somme un esprit critique. Bernard incarne cet esprit critique qui fait de lui un citoyen français à part entière, il assume ses opinions : “je m’en fous ; j’avais besoin de dire ça”. On retrouve ce besoin de Bernard d’explorer sa liberté d’opinion au moment où il quittera sa famille après la découverte de sa bâtardise, la situation de Bernard est donc comparable à celle du « bourgeon terminal » dont Vincent parle dans son apologue d’ordre éthique voire politique. Gide déplore donc la perte de consistance de la population face aux idéologies politiques de l’époque, encourage à la réflexion et à l’esprit critique quand il est question de politique. Il rappelle la nécessité de prendre en compte aussi bien l’épanouissement individuel que la cohésion du groupe, sans privilégier l’un par rapport à l’autre.
Gide cherche à « forcer le lecteur » à réfléchir sur certains problèmes de son œuvre, il va donc développer la politique implicitement. Trois allusions nominatives dans la première partie sont importantes pour l’enjeu politique de l’oeuvre : Maurras, dont le journal quotidien (“l’Action française”) est évoqué au chapitre 1 lorsque Bernard rejoint un groupe d’adolescents discutant de littérature et de politique; Barrès, qui est mentionné dans une discussion entre Olivier et Bernard au chapitre 3 « Dis, tu crois que Barrès sera élu ? »; et enfin au chapitre 12, Edouard reprend l’expression de Paul Bourget « la famille cette cellule sociale ». La phrase de Bourget renvoie au thème de la famille mais l’utilisation de celle-ci par Edouard la détourne de son sens premier puisqu’il associe la famille à une prison. Gide oppose un jugement positif porté par Bourget sur la famille à un jugement négatif exprimé par le titre d’Edouard « régime cellulaire », cet usage que fait Edouard de cette phrase de Bourget éclaire donc le problème implicite de la fugue de Bernard : la liberté de devenir soi-même suppose donc de s’éloigner du cadre familial. Même si les allusions aux trois auteurs ne sont pas faites dans un même chapitre, une perspective de lecture est donnée aux lecteurs. Il pourra donc établir un rapprochement entre la pensée politique de Bourget et de Maurras d’une « politique naturelle » basée sur le modèle critiqué par Edouard, la cellule familiale.
Pour conclure, nous pouvons dire que Gide expose dans son œuvre Les Faux Monnayeurs, en plus de réflexions littéraires, des idées d’ordre politique telles que l’appartenance à un groupe ou encore les divers partis politiques renforcés dans ce contexte d’après-guerre. L’auteur fait le choix d’introduire implicitement la politique dans son roman pour forcer le lecteur à développer son esprit critique. Une utilisation qui entre en résonance avec cette citation tirée de son journal “Inquiéter tel est mon rôle”.
Infante, Kalombo, Plasse
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