L’atemporalité (et universalité) dans Œdipe Roi

Sophocle est l’un des trois grands auteurs tragiques de l’Antiquité, comptant également Eschyle et Euripide. Il est l’auteur de plus d’une centaine de tragédies, dont seulement sept nous sont connues dans leur intégralité. Parmi ses œuvres, trois tragédies appartiennent au mythe thébain des Labdacides: Œdipe Roi, Œdipe à Colone et Antigone. Par ailleurs, son Œdipe Roi (rédigé entre -430 et -420) fut l’objet de plusieurs réécritures dans différents domaines. Cependant l’on retiendra plus particulièrement la reprise cinématographique de Pier Paolo Pasolini, un réalisateur (scénariste, comédien, auteur, écrivain…) italien. Ce dernier sort donc en 1967 la réadaptation de ce célèbre ouvrage de Sophocle, mais en se focalisant plus particulièrement sur le complexe d’Oedipe (contrairement à Sophocle qui s’est basé sur le mythe d’Oedipe): il sera intitulé “Edipo Re” (“Œdipe Roi” en italien).
Dans ces deux œuvres nous pouvons observer plusieurs contrastes, des différences tout comme des ressemblances. Toutes deux semblent atemporelles.
Ainsi, qu’est-ce que l’absence de temps chez Pasolini et Sophocle révèle?
Nous verrons donc dans une première partie l’absence du temps ; puis dans une seconde partie, nous observerons une continuité narrative sans temps ; enfin, nous nous focaliserons sur l’universalité de ces œuvres.

I- L’absence du temps

Malgré le fait que le temps soit une donnée importante dans une histoire, quel que soit le genre ou même le type, les œuvres respectives de Sophocle et Pasolini sont dépourvues de cette donnée : il y a donc absence de temps. En effet, l’on peut remarquer ce fait immédiatement dans le film de Pasolini, grâce au prologue et à l’épilogue puisque les costumes et décors donnent entre autres un cadre approximatif, comme le fait de passer de l’Italie de 1920 au Maroc pour le volet mythique, pour de nouveau revenir à l’Italie mais cette fois de 1960 ; mais également grâce au volet mythique, où le changement de lieu n’est régi que par le hasard dont Œdipe use pour se guider. Il n’y a en tout cas aucun indice spatio-temporel: comme le fait remarquer Hervé Joubert-Laurencin, cette œuvre cinématographique adaptée du mythe d’Œdipe comporte une dimension « onirique » à prendre en compte comme si nous étions plongés au cœur même de l’inconscient œdipien de l’auteur, et Pasolini l’affirme : ce film est comme un « long rêve »…On comprend mieux ainsi la mise en scène fortement chargée en symbolique. En effet, Pasolini choisit pour l’esthétisme de son film de mélanger des cultures, ils auront un impact d’autant plus puissant par leur originalité et leur signification au cours du récit. Il n’a pas voulu dans ce volet de son œuvre donner une référence particulière à l’histoire comme si le mythe était hors du temps.
Par ailleurs, on ne voit jamais de scènes de vie quotidienne qui intègrent les personnages dans une époque, et cela tant dans le film que dans la pièce. Dans le film, l’on ne voit pas véritablement Œdipe grandir, on le voit seulement à une certaine étape de sa vie (on le voit enfant, puis directement adolescent). Même des événements de la vie de tous les jours, comme les repas, sont absents. Dans la pièce, c’est la même chose. Même si on a tendance à dire que dans les pièces de théâtre ce genre d’actions n’est pas montré, cela n’est le cas que lors des représentations, qui suivent les règles de bienséance. On ne raconte aucune scène quotidienne, même le quotidien des amoureux (Œdipe et Jocaste) n’est pas développé. En effet, de par cette absence de scènes considérées au premier abord comme banales, le rythme des oeuvres semble irrationnel.
Enfin, nous pouvons remarquer que dans la pièce de Sophocle, il n’y a aucune indication temporelle, qu’il n’y a aucune importance accordée au temps. Par exemple quand Œdipe dans le prologue, appelle Créon pour connaître les paroles de l’Oracle, il n’est pas là mais hors de la ville. Puis une réplique qui suit annonce Créon arrivant. A travers cet exemple nous pouvons nous apercevoir que les actions priment sur le temps, et qu’ainsi le temps perd de sa valeur symbolique. En effet, le fait d’annoncer l’arrivée du personnage juste après dit que ce dernier n’était pas présent, Sophocle fait ainsi, sans sûrement le vouloir, abstraction du temps, pour mettre le mythe en valeur, et montrer que l’histoire a une plus grande incidence sur le destin des héros que le temps.
Ainsi, l’absence du temps dans les œuvres nous montre que cette donnée n’est pas si importante, mais que seul ce que l’auteur voulait montrer importe (mythe œdipien et complexe d’œdipe). Cependant, malgré ce défaut, les deux auteurs réussissent une continuité narrative sans la présence du temps.

II – Une continuité narrative atemporelle

Même si les œuvres de Sophocle et de Pasolini ne donnent aucune indication sur le cadre temporel, comme si le mythe, sortait de toutes chronologies, sortait du temps… il n’en reste pas moins que ces œuvres partagent un point commun sur ce sujet.

En effet, nous devons souligner qu’il y a une certaine « continuité » des événements dans le récit, et en cela nous pourrions voir une forme de temporalité, et donc des indications supplémentaires autour des œuvres, par exemple combien de temps se passe entre l’arrivée d’Œdipe à Thèbes et sa mort. Toutes sortent d’informations auxquelles nous aurions pu répondre avec des indications temporelles entre les événements du récit. Mais ce n’est pas le cas, chez Sophocle comme chez Pasolini l’enchaînement d’actions qui pourrait, à première vue, paraître nécessaire pour une certaine compréhension et cohérence, n’est pas présente.

Prenons d’abord l’exemple le plus flagrant avec Sophocle qui, dans son œuvre, énonce l’histoire de manière rapportée, comme si nous étions dans une seconde histoire, qui n’a elle-même aucune indication temporelle. Nous suivons deux histoires au même moment, l’une du passé et l’une du présent. Une certaine « discontinuité » est présente chez Sophocle, il plonge le spectateur dans une analepse sans le retirer du cours « actuel » (le moment où les personnages interagissent) du récit. Chez Pasolini cela se constate d’une autre façon. Notamment avec ses enchaînements de plans elliptiques, nous faisant passer d’un Œdipe nourrisson à un Œdipe jeune homme en seulement un plan, ou bien avec l’exemple de la scène d’amour entre Jocaste et son fils qui précède de manière immédiate la peste des Thébains.

Nous observons donc deux auteurs adaptant le mythe à leur manière, en partageant le fait de reposer leurs œuvres plus sur l’aspect sémantique du mythe, que sur le plan pragmatique (puisque le cadre spatio-temporel est inexistant). Ils « désarticulent » le récit, en mettant en valeur, ou non, certains aspects. La continuité (si nous pouvons continuer d’appeler ça ainsi) se fragmente, elle sort du rapport temporel qu’elle aurait pu entretenir. Cette approche est totalement cohérente, elle met en évidence le désir de s’interroger sur le sens même de l’œuvre, sur ce qu’elle veut nous dire à tous …
Le « temps » donc devient obsolète et manipulable face à la psychologie de nos personnages, de leurs relations, et de la fatalité qui les suit.

Le concept œdipien explore la complexité humaine, et les auteurs, avec des mythes comme celui-ci, peuvent délaisser ce rapport au temps, ce récit le dépasse, il n’y aucune valeur temporelle puisque l’histoire d’Œdipe n’est que la traduction imagée d’une des histoires de l’humanité qui traverse, et traversera les siècles…

III – L’universalité

Ainsi cette absence de temporalité, qui n’empêche pas l’existence des actions hors du temps, apporte le caractère universel de ce mythe : les mythes existent depuis toujours et sont renouvelés à travers les époques. Ici Pasolini, en adaptant Œdipe Roi au cinéma, a actualisé le mythe, tout comme Sophocle avant lui avait continué de transmettre ce mythe oral qui existait déjà. Pasolini va, à travers ce film qu’il considère lui-même comme une autobiographie, parler de son complexe d’Œdipe, il va ainsi montrer que ce complexe existe bel et bien et que tout le monde est concerné : tout Homme en fait l’expérience dans sa vie, comme le montre déjà Sophocle au Vème s. av. J-C. « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel ».
De plus Œdipe est présenté, que ce soit dans la pièce ou dans le film, comme un homme ordinaire, il a lui aussi ses défauts : c’est un homme coléreux qui même en présence de Créon et Tirésias, des hommes de son importance, ne sait pas se contenir. Ainsi tout homme peut s’identifier à lui.
D’ailleurs tout comme Œdipe nous avons tous cette quête de soi à accomplir dans nos vies, nous sommes tous à la recherche de qui l’on est : nous devons tous à un moment ou un autre nous interroger sur cette énigme qu’est l’homme et qui en fait nous pousse à nous interroger sur nous-mêmes. Nous allons tous au travers de nos vies nous laisser guider par le hasard, emprunter ce labyrinthe que constitue la vie et en trouver la sortie. D’autres thèmes tout aussi actuels, tel que l’orientation sexuelle, se retrouve dans le film, Œdipe prend conscience de son attirance vers les hommes, il refuse la femme qui s’offrait à lui dans le labyrinthe pour à la sortie accepter Angelo comme messager, c’est d’ailleurs ce dernier qui va l’accompagner dans l’épilogue. Pasolini affirme ici son homosexualité.
De plus, la présence ici de catharsis, purgation des passions, est également importante: elle rappelle que tout homme peut, peu importe son époque, être touché par ses mêmes maux que sont l’hybris, la colère excessive et l’inceste, la catharsis va ici dissuader tout homme de se laisser tenter. Ce mythe antique a donc toujours un rôle moralisateur de nos jours.
Enfin, bien que l’on n’ait pas vu l’enfant grandir, on l’a vu naître, avec le bébé de l’Italie contemporaine et on l’a vu « mourir » (se crever les yeux, s’abandonner au destin, subir le poids de la fatalité) dans la partie mythique. Le thème de la vie est donc bien développé dans le film. On voit que, quoi qu’il en soit, la vie fini toujours par ramener Œdipe vers sa destinée : il revient, à de nombreuses reprises, sur ses pas, notamment lors de la scène du meurtre de Laïos ou même avec le retour au pré à la fin du film. Cette schématisation cyclique de la vie, « La vie se termine là où elle a commencé », accentue la tragédie : Œdipe ne cesse de revivre les mêmes événements, il passe sans arrêt de la joie à la plus profonde tristesse, comme un pantin manipulé par les dieux. Pourtant la question de la liberté de l’homme est également traitée: « Tout est clair, décidé et non imposé par le destin ». Œdipe est prêt à tout pour garder sa dignité d’homme, jusqu’à revendiquer toute la faute alors qu’en réalité il paie aussi les faute de sa lignée. La question du bonheur va alors être soulevée : Œdipe n’atteint jamais le bonheur. Son arrivée à Thèbes lui procure et lui ôte à la fois son statut : de héros il devient exilé.

Ainsi le fait qu’il n’y ait pas de repères temporels ni dans la pièce ni dans le film montre bien que les mythes sont universels et que peu importe l’époque ils permettent de traiter de thèmes eux-mêmes universels.

Conclusion

Ainsi l’atemporalité omniprésente dans la pièce de Sophocle et dans le film de Pasolini qui apparaît au travers de l’absence totale de repère temporel et par une narration intemporelle est révélateur du caractère universel du mythe d’Œdipe, une universalité qui elle-même participe à la création de cette atemporalité. Ainsi Sophocle tout comme Pasolini use de cette atemporalité pour attirer l’attention du lecteur et du spectateur uniquement sur les actions et les thèmes pour qu’il puisse plus facilement accède au mythe, s’approprier l’histoire et s’identifier aux personnages. L’atemporalité est donc bien ici essentiellement utiliser à des fins pratiques.

PERMAL-ELLAMA Daniella, RODRIGUEZ Paolo, THEMYR Anne-Laure

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