Un temps bouleversé

Le théâtre grec n’est pas soumis comme le théâtre classique français à la règle des trois unités. Néanmoins, par son unité de lieu et de temps, Œdipe roi se présente comme une pièce très rigoureusement construite. En outre, la représentation du temps qu’elle nous offre est caractéristique de la tragédie : le temps n’y est pas linéaire mais cyclique, privant le héros de tout avenir et sujet aux dieux, de plus Sophocle a grâce à de nombreux procédés transformé l’allure du récit ainsi que sa chronologie. Néanmoins, le cinéma permet plus facilement de bouleverser le temps car ce support permet de relier facilement les évènements grâce aux sens du spectateur, ainsi le film « Œdipe Roi » de Pier Paolo Pasolini retranscrit avec précision cela. Nous pouvons alors nous demander comment le temps est déformé dans les œuvres de Sophocle et Pasolini. Nous verrons dans un premier temps l’allure du récit puis comment la chronologie des évènements est renversée.

I) Le rythme du récit

Ainsi le récit dans les deux œuvres s’accélère et ralentit brusquement.
Nous pouvons voir dans le film que la partie centrale (entre le prologue et l’épilogue) peut être divisée en deux sections. La première, où Œdipe part de Corinthe pour entendre les paroles de la Pythie mais dans laquelle il va aussi accomplir le premier pas de la malédiction, le parricide, puis arriver à Thèbes : l’action est comme figée dans le temps, voire contemplative, Pasolini développe pleinement ici, grâce aux effets de cadrage et de montage, ce qu’il nomme « son cinéma de poésie » : avec des visions floues d’Œdipe à Delphes, des éblouissements multiples et des effets de contre‐jour ainsi que de nombreux plans d’ensemble où Œdipe est souvent montré seul face à des terres paraissant infinies. Par la suite, le récit subit dans la deuxième section une véritable accélération dramatique : l’épilogue de Sophocle (très long dans la pièce) est ainsi résumé par Pasolini qui fait disparaître le discours du messager, remplacé par la scène vue en direct par le spectateur, il y a de plus une suppression de l’échange avec Créon. La fin est totalement modifiée : chez Sophocle, Œdipe doit rester et attendre que Créon reçoive l’avis de l’oracle ; chez Pasolini qui s’inspire de l’Œdipe à Colone, il part. Ainsi, le récit se déroule sans que l’on puisse vraiment réaliser combien de jours passent car aucun indice temporel n’est donné. De plus le prologue et l’épilogue se déroulent tous deux très lentement. Dans la pièce de Sophocle, la recherche du régicide est longue et complexe comme si cette quête de justice mais aussi d’identité pour Œdipe s’éternisait. Néanmoins, lorsque la vérité est sur le point d’éclater le récit s’accélère comme si la marche du destin s’était enclenchée inévitablement.

De plus, les deux œuvres occultent certains éléments du mythe. Dans le film, de nombreuses ellipses ont lieu pour rendre l’histoire plus fluide ou pour rendre les évènements plus tragiques. Par exemple, nous pouvons remarquer une ellipse entre la scène de la lune de miel entre Œdipe et Jocaste et la scène où le spectateur voit les corps touchés par la peste : cette ellipse a pour effet de montrer l’aspect indigne de la relation entre Œdipe et sa mère. Nous pouvons aussi citer l’enchaînement de quatre scènes à la fin du film où nous pouvons voir la complexité de la relation entre ces deux personnages, dans la première scène Œdipe a la tête sur les genoux de Jocaste avec des jeux plongée/contre‐plongée dans l’échange des regards mère/enfant, ce qui rappelle le prologue où la mère donne le sein à son enfant ; il y a donc ici une relation mère/fils entre le couple puis nous passons à deux scènes où Jocaste et Œdipe sont debout et se donnent la main, ce qui rappelle une relation de couple puis par une ellipse les deux personnages se retrouvent dans le lit conjugal ce qui renforce leur relation mari/femme, Œdipe appelant malgré tout Jocaste : « Maman » :cette confirmation de la malédiction est directe et nous frappe, autant que Jocaste et Œdipe ; le spectateur passe de la relation époux/épouse ayant des attitudes maternelles, au couple mère/fils dans le lit conjugal. On voit là un contraste qui vient renforcer l’ironie tragique de l’histoire. De surcroît, dans le livre les différentes scènes et actes sont séparés par des résumés par exemple entre le quatrième épisode et l’Exodos où le spectateur comprend que Créon est devenu roi. Cela permet d’accélérer le récit.

II) Une chronologie bouleversée

En effet, la chronologie des deux œuvres est disloquée. Par conséquent dans la tragédie de Sophocle, le récit se déroule après l’arrivée d’Œdipe et ce n’est que grâce à des analepses que son histoire est contée, par exemple grâce au prêtre qui énonce les exploits d’Œdipe dans le Prologue. Ainsi, la pièce débute dès l’annonce de la malédiction qui s’abat sur Thèbes contrairement au film de Pasolini où l’histoire d’Œdipe est contée chronologiquement mais où le prologue et l’épilogue n’appartiennent pas au cadre spatio-temporel du mythe d’Œdipe puisque nous pouvons deviner que le prologue se déroule dans les années 20 en Lombardie et l’épilogue se positionne dans les années 60 à Bologne. Ainsi, Pasolini passe d’époque en époque sans se préoccuper de la chronologie du mythe.

En outre, le film change aussi d’époque grâce à des analogies, par exemple le prologue et la partie centrale du film sont liés par plusieurs éléments : la flûte et le fait que Œdipe ait les pieds serrés (soit par les mains de son père ou par des cordages). De plus, les acteurs introduisent cette analogie : ainsi Silvana Mangano est à la fois la mère du prologue (assimilée à celle de Pasolini) mais aussi celle d’Œdipe, Jocaste ou encore Ninetto Davoli est le Messager puis Angelo dans l’épilogue.
Pasolini joue aussi avec le temps grâce à des annonces de certains objets avant que leur véritable utilité soit montrée ; par exemple le gros plan sur la broche de Jocaste avant qu’Œdipe ne s’en serve pour s’aveugler. Ou encore lorsque Jocaste regarde préalablement la poutre avec laquelle elle va se pendre. De plus, la pièce et le film utilisent des prolepses pour accentuer l’aspect tragique du destin d’Œdipe, par exemple lorsque Tirésias et Œdipe se rencontrent pour la première fois, l’aveugle le met en garde sur l’infirmité qu’il subira aussi. La malédiction énoncée plusieurs fois dans chacune des œuvres montre l’aspect inévitable du destin d’Œdipe.
Et ainsi le présent renvoie au passé et au futur grâce à ces nombreux procédés.

Conclusion :

Pour conclure nous pouvons dire que les deux œuvres jouent sur la chronologie des événements ainsi que sur de nombreux procédés (comme les prolepses ou les analepses), ce qui a pour effet de rendre l’histoire d’Œdipe universelle car cette dernière est placée hors d’un cadre spatio-temporel précis.

Laude Léa, Rivière Thomas, Vignon Sarah

(0)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *